http://cadtm.org/La-Commune-de-Paris-la-banque-et-la-dette https://macommunedeparis.com/2016/07/15/histoire-de-jules-mottu-3-le-18-mars-la-commune-le-radical/ https://macommunedeparis.com/2020/05/11/11-avril-1871-inhumations-sans-mandat-au-pere-lachaise/ https://macommunedeparis.com/ https://comptoir.org/2021/03/26/sixtine-dydewalle-lexposition-vive-la-commune-vous-plonge-dans-lambiance-du-paris-communard/ https://www.revue-ballast.fr/anna-jaclard-legalite-enfin/ Anna Jaclard, l’égalité enfin 22 mars 2021 ue les femmes, absentes du gouvernement communal, aient joué un grand rôle lors de la Commune de Paris ne fait pas question : elles défendent les canons contre la troupe ; prennent en charge les camarades blessés ; érigent des barricades et ouvrent le feu sur l’ennemi ; siègent dans les clubs et les commissions ; écrivent dans la presse et s’engagent en faveur de la laïcité. Que la bourgeoisie ait redoublé d’injures à leur endroit n’en fait pas non plus : « pétroleuses », « femelles », « mégères », « soiffardes » et autres « laideronnes furibondes »… Louise Michel a longtemps incarné l’icône, presque unique, de la Commune au féminin ; on ne saurait pourtant faire le compte de toutes celles qui prirent part à la Révolution. Anna Jaclard en est. La jeune femme, russe d’origine, a 26 ans quand surgit la Commune. Elle intègre alors le Comité de Vigilance de Montmartre, cofonde un journal, participe à une commission visant à « organiser et surveiller l’enseignement dans les écoles de filles » et, en sa qualité d’ambulancière, soigne les blessés. Condamnée aux travaux forcés à perpétuité, elle s’exilera en Suisse. Portrait. ☰ Par Élie Marek [lire le troisième volet de notre semaine « La Commune a 150 ans »] Paris. Un jeudi. À l’observatoire météorologique de Montsouris, sis dans un pastiche du palais du Bey de Tunis, on mesure une pluie légère. Celle-ci tombe sur les poutres métalliques d’une tour en construction — elle prendra le nom que l’on sait —, comme elle tombe sur les ouvriers qui la construisent. Elle tombe sur le képi mou du général Boulanger, à la veille de sa mise aux arrêts et de son ascension politique, ainsi que sur les chausses de Louise Michel et de Georges Clemenceau. Ces deux-là ont les épaules rentrées, sûrement. C’est qu’on enterre en ce 13 octobre 1887 une amie commune. « Adieu, intelligente et brave Russe — quelque chose de mon cœur d’il y a vingt ans s’en va avec elle. » Elle a pour nom Anna Korvine-Kroukovskaya, mariée Jaclard depuis un jour mémorable de mars 1871 où le socialiste Benoît Malon célébra son union civile avec Victor Jaclard. Celui-ci, désormais veuf, est présent, bien sûr. On dit qu’il cessera bientôt de visiter la tombe de la défunte. Pour l’heure se resserre toute une assemblée, et celle-là fait silence. Anna, sur son lit de mort, a demandé qu’on ne prononçât pas un mot. Cela est respecté. De ce moment, Louise Michel se souviendra : « C’était la première fois, depuis 71, que je la revoyais. Elle était morte, couchée, pâle comme un marbre sur son lit environné de plantes aux larges feuilles faisant une ombre sur son visage. Je ne sais si j’aime mieux les Russes que les autres, peut-être, ils sont braves, c’est quelque chose. Devant ce lit tout blanc, environné de hautes tiges vertes, je ne sais quelle impression à la fois glacée et pleine d’espérance vous enveloppe. Adieu, intelligente et brave Russe — quelque chose de mon cœur d’il y a vingt ans s’en va avec elle. À quoi bon songer à nous, est-ce que la vague n’emporte pas les gouttes d’eau1. » * À plus d’un siècle de distance, chacun⋅e pourra se faire d’Anna Jaclard née Korvine-Kroukovskaya l’image qu’il ou elle souhaitera. Aussi se permet-on d’en proposer une. Si quelques clichés nous restent pour se la figurer, deux icônes peuvent être confrontées. D’abord une tunique tissée de fleurs qui, sur les bords de ce que l’on pense une gravure, s’estompe. Pour la porter une silhouette, de profil, qui fixe des lointains qu’on ne peut deviner. Des cheveux emmaillotés d’une bande de tissus surmontent un front qui descend abrupt jusqu’à la pointe d’un nez fin. Les traits sont polis et la figure également. S’il s’agit de la même femme, la photographie suivante présente Anna sous un jour tout autre. Des sourcils à l’horizon coiffent des yeux clairs que des cernes font plus étroits qu’ils ne le sont. Ces yeux-là ont fixé l’objectif le temps que des plaques s’en saisissent et scrutent depuis quiconque se penche sur le tirage. Du vêtement, les fleurs sont passées à la coiffure. Une robe sombre, boutonnée jusqu’au col et serrée d’une chaîne peine à noircir un tel portrait. [Marc Chagall, Portrait de Vava, 1955] * Trente années après la mort d’Anna, les villes du pays où elle naquit changent de nom. On mène de concert collectivisation des moyens de production et mise en commun des terres. On arrête les opposants et opposantes par trop remuant⋅es et on décide par traité la fin des combats sur le front de l’Est. La ville toute proche de la propriété de Palibano où a grandi Anna ne perd pas le sien, de nom, ni n’a à craindre les débuts de la guerre civile qui prend la suite du conflit mondial. Car en cette ville, Vitebsk, trente années après la mort d’Anna, les deux révolutions de 1917 sont fêtées par l’architecture, le dessin ou la sculpture. Chagall est nommé directeur de l’École populaire des beaux-arts pour deux ans avant que Malévitch ne le supplante et n’impose son courant suprématiste dans l’avant-garde picturale. Dans les rues de la ville, des couleurs et des formes qu’aucun musée n’a abritées jusqu’alors ; dans les ateliers, une jeunesse paysanne pressée d’apprendre des peintres présent⋅es — Malevitch et Chagall, donc, mais aussi Iouri Pen, El Lissitzky, Vera Ermolaeva2. « Qu’Anna lise les Écritures et se pique d’apprendre le français est une chose ; qu’elle introduise dans la demeure familiale les écrits révolutionnaires d’un dénommé Pissarev et d’un certain Herzen en est une autre. » Anna ne connut Vitebsk que sous la forme d’un banal chef-lieu d’oblast3 et ne vit point les révolutions ceindre la Russie. Tout juste assistera-t-elle à l’abolition du servage une génération plus tôt, en 1861. Qu’elle soit née à Moscou en 18434 ou à Saint-Pétersbourg en 18445, il n’en demeure pas moins certain qu’elle fut élevée dans le confort de ceux qui regardent les serfs de leur domaine perchés sur un cheval. Le père est général d’artillerie et descend de l’aristocratie russo-lituanienne ; la mère est issue d’une famille allemande où la science est tenue pour importante. Anna, sa jeune sœur Sofia et son frère cadet Fiodor sont appliqué⋅es à l’étude, si bien qu’on fait venir des institutrices de France, de Suisse et d’Angleterre pour satisfaire la soif des enfants — mais, pour les deux filles, une telle éducation ne doit rien impliquer d’autre qu’une bonne tenue et de la discussion. Qu’Anna lise les Écritures et se pique d’apprendre le français est une chose ; qu’elle introduise dans la demeure familiale les écrits révolutionnaires d’un dénommé Pissarev, journaliste enflammé qui mourut si jeune et d’un certain Herzen, père du socialisme russe, en est une autre. Il en est de même pour les activités extérieures à la maison. Les sœurs Korvine-Krukovskaya fondent un cercle où sont conviées les paysannes des alentours afin de transmettre l’instruction qu’elles ont reçue. Seront formées des institutrices, des sages-femmes, des infirmières6. Mais l’approche humanitaire, pour utile qu’elle soit, peine à satisfaire les deux jeunes femmes, qui rêvent de partir. Sofia s’en fera l’écho dans ses souvenirs : « On peut dire qu’à cette époque, entre 1860 et 1870, un seul problème préoccupait les classes cultivées de la société russe : le conflit entre les jeunes et les vieux. Une sorte d’épidémie se répandait parmi les enfants, surtout parmi les jeunes filles : le désir de s’enfuir de la maison paternelle7. » [Marc Chagall, L'anniversaire, 1915] Alors la fuite. C’est l’aînée, Anna, qui prend les devants, et ce en deux temps. Elle formule d’abord le désir d’étudier la médecine à Saint-Pétersbourg : il paraîtrait qu’une femme peut suivre des conférences, voire un cursus complet — quelques centaines y parvinrent un temps avant que de nouveaux statuts établis en 1863 n’interdissent leur entrée à l’Université et, l’année suivante, à l’Académie de médecine et de chirurgie8. Réponse du père : « Le devoir de toute jeune fille honorable est de vivre avec ses parents jusqu’à ce qu’elle se marie9. » Premier d’une suite de préceptes qui ne seront pas respectés. Car voici qu’en plus de lire ce qu’on lui interdit, Anna écrit et entreprend de faire publier ses nouvelles, son sexe couvert par le pseudonyme de Youri Orbelov. Deux d’entre elles trouvent place dans L’Époque, la revue de Dostoïevski, lequel débute aussitôt une correspondance avec la jeune autrice. Il se fend de compliments et d’autant de conseils : « Vous êtes une artiste. Cela signifie déjà beaucoup, et si par ailleurs il y a une perspective et du talent, vous n’avez pas le droit de le négliger. Une chose, seulement : étudiez et lisez. Lisez des livres sérieux. La vie fera le reste. Et il est également nécessaire de croire. Sans cela il n’y a rien10. » « Très vite Anna les rejoint et se familiarise avec ce que le socialisme compte de courants divers. » Mais lorsque Anna reçoit le fruit de ses publications, le père de nouveau s’interpose : « Aujourd’hui ce sont tes histoires que tu vends, demain ce sera toi11. » La famille fait verrou. Alors convient-il de le faire sauter par ce qui, en ce temps, le scelle : l’union. Une proposition émane de Dostoïevski d’abord. Ils se voient à plusieurs reprise à Saint-Pétersbourg. Mais Anna décline adroitement la demande — elle ne souhaite à ce moment de mariage que blanc. C’est, pour les jeunes filles d’alors, le plus sûr moyen d’échapper à la réclusion patriarcale, au point d’en devenir un motif littéraire : écrivain et révolutionnaire influent, Nikolaï Tchernychevski en fait l’une des péripéties de son Que faire ?, bréviaire de cette génération et inspiration bien connue de Lénine. Sofia s’engouffre avant sa sœur dans la brèche. Elle trouve en un jeune étudiant en paléontologie, Vladimir Kovalevski, un époux de circonstance — un « passeport vivant », selon l’historienne et écrivaine Michèle Audin — avec lequel elle passera finalement sa vie. Le père ne peut qu’accepter. Sitôt unis, Sofia et Vladimir partent pour l’Ouest afin de poursuivre leurs études. Anna, bien sûr, est du voyage. À Vienne, fugitives et fugitif se séparent : Vladimir s’y installe tandis que Sofia s’en va à Heidelberg apprendre la physique et ces mathématiques qui feront sa renommée12. Anna la suit, puis continue sa route jusqu’à Paris où elle arrive en mai 1869. * Tandis qu’en Allemagne Sofia Kovalevskaya renomme le logement qu’elle occupe avec quelques camarades étudiantes « Commune des femmes d’Heidelberg13 », Anna se fait embaucher comme relieuse dans une imprimerie parisienne — le père, ayant eu vent de son échappée solitaire, lui a en effet coupé les vivres. L’historienne Édith Thomas résumera ainsi la situation : « Cette grande aristocrate découvre en même temps la nécessité du travail, la misère et la révolte ouvrière14. » Les ouvriers et ouvrières du livre, typographes en tête, sont nombreux et nombreuses à participer aux rassemblements politiques qu’autorise depuis peu le Second Empire. Très vite Anna les rejoint et se familiarise avec ce que le socialisme compte de courants divers. Elle trouve auprès de Benoît Malon, membre de la jeune Association internationale des travailleurs (AIT), et de la romancière féministe André Léo deux camarades des plus sûr⋅es pour lui servir de guide. C’est Malon qui la présente au cours d’une réunion blanquiste15 à Victor Jaclard. Dès lors il ne se quittent plus, ou presque. [Marc Chagall, Le marchand de bestiaux, 1912] Victor porte une barbe d’herbes sèches et le cheveu court ; ses yeux, bruns, le sont un peu plus encore sous le pli du sourcil. Il est né à Metz trente ans auparavant et réside à Paris depuis cinq années. Professeur de mathématiques, il voulait y apprendre la médecine ; il a trouvé plus d’intérêt dans l’élaboration des mouvements ouvriers organisés. C’est Blanqui, d’abord, qui le séduit. Il le rencontre en 1865 à la prison de Sainte-Pélagie et l’aide à fuir la France quelques mois plus tard. Un parti tente de s’organiser autour de celui que ses soutiens surnomment « le Vieux ». Victor est des plus actifs — et donc des plus visibles. À la suite d’une manifestation, il passe la moitié de l’année 1866 en cellule. Puis, sans qu’il ne renie ses amitiés militantes, Victor se rapproche de Bakounine et adhère à La Ligue de la Paix et de la Liberté, d’inspiration anti-autoritaire, qu’anime le révolutionnaire russe. Les charges qui pèsent contre le militant s’alourdissent à mesure qu’il accroît son engagement dans telle ou telle organisation. « Victor porte une barbe d’herbes sèches et le cheveu court ; ses yeux, bruns, le sont un peu plus encore sous le pli du sourcil. » Ainsi, au cours d’une soirée de 1869, alors qu’il échange ses premiers mots avec Anna, l’homme se sait poursuivi. Et un an à peine après être arrivée, voici qu’Anna quitte déjà Paris, laissant derrière elle une ville qu’elle regagnera sous peu. À ses côtés Victor, son désormais remuant ami. Au-devant, Genève et la communauté des exilé⋅es russes qui comptent une jeune femme qui lui ressemble : Élisabeth Tomanovskaya, dite Élisabeth Dmitrieff. On a souvent comparé les deux femmes. Si Élisabeth Dmitrieff est plus jeune — 19 ans lorsqu’elles se rencontrent dans la ville suisse —, son parcours est en tout point similaire. Une enfance instruite sous la coupe d’un patriarche militaire ; un mariage blanc pour s’en éloigner ; des écrits qui lui inspirent ses premiers élans sociaux et la convainquent de s’expatrier, au point que l’historienne Kristin Ross perçoit dans sa lecture du Que Faire ? de Tchernychevski la cause quasiment exclusive de toute sa trajectoire existentielle et politique16. À Genève, Élisabeth Dmitrieff prend part à la diffusion des idées de l’AIT au sein d’une section russe entièrement dévolue à Marx (Netchaïev et Bakounine, dont les noms font alors frémir les polices de toute l’Europe ont été désavoués dans un même élan par les exilé⋅es regroupé⋅es en Suisse). Fraîchement arrivée dans la ville, Anna sociabilise avec ses compatriotes, découvre les réseaux locaux de l’AIT et son organe, Narodnoïe Delo (La Cause du peuple), semble d’accord pour traduire les écrits de Marx en russe. Mais à peine se met-elle dans le sillage d’Élisabeth Dmitrieff que celle-ci s’échappe et gagne Londres. Là, elle côtoie Marx presque quotidiennement trois mois durant. Son but : « créer une convergence entre les écrits économiques de Marx et la croyance de Tchernychevski dans le potentiel émancipateur de la commune paysanne traditionnelle11 ». La production du théoricien, les décennies suivantes, restera marquée par cette rencontre. Mais le séjour d’Anna à Genève et celui d’Élisabeth Dmitrieff à Londres ne durent guère. La première retourne en France avec Victor en septembre 1870 — le pays est en guerre contre la Prusse, l’Empereur a été fait prisonnier et la République pour la troisième fois en un siècle se voit proclamée. Et, quelques mois plus tard, en 1871, la seconde s’en va participer à la Commune qui débute le 18 mars de cette année. [Marc Chagall, Moi et le village, 1911] * Du 19 septembre 1870 au 28 janvier 1871, Paris est assiégée. Les conditions de vie peu enviables des plus pauvres avant la guerre deviennent pires encore. « Pas de lait pour les enfants. Les animaux du jardin des plantes apparaissent dans les boucheries sous le nom de "viande de fantaisie". On abat les arbres de Paris, mais le bois vert fume et ne chauffe pas17. » Les récits et lettres que deux femmes laisseront de cette période, Victorine Brocher et Alix Payen, témoignent de la dureté des conditions18 — la première, entre autres exemples, raconte qu’on lui donne du lait entièrement fait de plâtre et d’eau pour nourrir son enfant ; la seconde rend compte à ses destinataires du rationnement progressif que Jules Ferry, le maire de Paris, impose et de la faim qui peu à peu tenaille celles et ceux qui y sont soumis·es. On s’engage, volontaire ou par dépit, dans la Garde nationale pour défendre les remparts de la ville. Ainsi Victor est-il élu chef d’un bataillon, avant d’être révoqué puis conduit en prison, de nouveau, pour avoir participé à la tentative de soulèvement du 31 octobre19. Bien qu’il soit enfermé, il est élu maire adjoint du XVIIIe arrondissement — le maire, lui, est Clemenceau. « Une même abnégation conduit ces femmes à se faire tour à tour ambulancières, infirmières, cantinières, soldates ou, pour certaines, tout cela à la fois. » Dans ce quartier comme ailleurs, des comités de vigilance masculins, féminins ou mixtes, se mettent en place. Celui de Montmartre est un exemple : dirigé par la couturière Sophie Poirier, il permet l’organisation d’un atelier de confection de vêtements militaires et donne un emploi à une soixantaine d’ouvrières. Et lorsque la demande vient à manquer, l’atelier devient un vivier d’ambulancières. Ainsi le travail des femmes, objet de vives discussions à la fin de la décennie précédente, est-il un enjeu capital en ces temps de disette. Le Comité des Femmes fondé par le socialiste hétérodoxe Jules Allix en fait le cœur de son action. En son sein, Anna, ainsi que Louise Michel et André Léo, frayent avec des ouvrières dont les noms, s’ils n’ont pas marqué les registres, importent tout autant. Se joint à elles Élisabeth Dmitrieff lorsqu’elle arrive de Londres. Pendant le siège des Prussiens puis sous celui des Versaillais, une même abnégation conduit ces femmes à se faire tour à tour ambulancières, infirmières, cantinières, soldates ou, pour certaines, tout cela à la fois. Les luttes d’influence n’épargnent cependant pas ces groupes. Des frictions naissent entre l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, émanation de l’AIT régie par Élisabeth Dmitrieff, et des personnalités comme celles d’André Léo. L’Union tente d’organiser la défense féminine et a lancé le 11 avril, jour de sa fondation, un « Appel aux citoyennes de Paris » pour que celles-ci prennent « une part active à la lutte » en cours20. Anna, elle, n’adhère pas à l’Union. Mais elle concourt aux mêmes buts. On retrouve ainsi sa signature à côté de celles d’André Léo, des citoyennes Poirier et Busard en bas d’appels du Comité de vigilance de Montmartre : « Les citoyennes de Montmartre, réunies en assemblée le 22 avril, ont décidé de se mettre à la disposition de la Commune pour former des ambulances qui suivent les corps engagés avec l’ennemi, et relever sur les champs de bataille nos héroïques défenseurs. Les femmes de Montmartre, animées de l’esprit révolutionnaire, veulent témoigner par des actes leur dévouement à la Révolution21. » [Marc Chagall, Paris par la fenêtre, 1913] Outre ces entreprises logistiques et sanitaires auxquelles elle prend part, Anna participe au quotidien La Sociale animé par André Léo, Eugène Vermersch et Maxime Vuillaume. Son nom n’apparaît pas dans les pages du quotidien à la ligne socialiste pluraliste, mais son implication est certaine. Surtout, elle agit pour l’éducation des filles dans la ville. En à peine deux mois, l’instruction est profondément réformée par le Comité central de la Commune et ses différentes commissions. On s’occupe de l’enseignement professionnel et technique des garçons et des filles ; on perquisitionne les écoles religieuses pour les rendre accessibles à toutes et tous ; le 21, premier jour d’une semaine qu’on dira « sanglante », « on proclame l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes11 » dans l’enseignement. Ce même jour, Anna est nommée dans une commission chargée d’organiser les écoles de filles avec, entre autres, André Léo et Noémie Reclus. Mais voilà qu’il faut se battre, se cacher et fuir. * « La percée de l’ennemi dans la ville fait que des barricades se dressent par centaines. Certaines sont exclusivement féminines. » Les combats d’abord, et la place des femmes dans ceux-là. On sait que dix jours avant l’assaut versaillais, un « Bataillon des fédérées » a été mis sur pied dans le XIIe arrondissement. Mais, selon l’historien Quentin Deluermoz, la création de celui-ci, « fondé par un homme […] répond à une mission d’humiliation des soldats refusant le combat22 ». Par la constitution d’un tel bataillon (entre 20 et 100 participantes, selon les témoignages), il s’agit d’opposer des femmes capables de se battre à des hommes qui ne le sont pas, et par là de les contraindre à poursuivre la lutte. Une action symbolique toutefois vite doublée par la nécessité de se défendre de l’extérieur. La percée de l’ennemi dans la ville fait que des barricades se dressent par centaines. Certaines sont exclusivement féminines23. Une cinquantaine de membres de l’Union, encouragées par Élisabeth Dmitrieff, rejoignent ainsi celle de la rue Blanche, à Montmartre le 21 mai. De tout cela, Louise Michel témoignera : « Drapeau rouge en tête, les femmes étaient passées ; elles avaient leur barricade place Blanche, il y avait là, Elisabeth Dmihef, madame Lemel, Malvina Poulain, Blanche Lefebvre, Excoffons. André Léo était à celles des Batignolles. Plus de dix mille femmes aux jours de mai, éparses ou ensemble, combattirent pour la liberté24 ». Si certaines, à l’instar de Louise Michel, n’ont pas attendu les derniers jours de la Commune pour combattre arme à la main, la mémoire des événements en fera peu cas : « la figure de la pétroleuse écrase alors les autres modalités d’action féminine » et participe d’une « construction sociale de l’oubli de la violence guerrière féminine11 Les exégètes immédiats n’y seront pas pour rien. Ainsi le journaliste Prosper-Olivier Lissagaray, dont son Histoire de la Commune de 1871 fit longtemps référence, s’arrête plus longuement sur la tenue et la sexualité d’Élisabeth Dmitrieff que sur ses agissements lorsqu’on lui demande dans La Revue blanche, en 1897, ce qu’il en a été des femmes pendant les événements : « Elle venait de Russie, où elle avait laissé en plan son mari… On la vit, pendant la Commune, vêtue d’une mirifique robe rouge, la ceinture crénelée de pistolets. Elle avait vingt ans et était fort belle. Elle eut des adorateurs. Soit que le "peuple aux bras nus" lui plût peu à huis-clos, soit que l’amour fut pour elle un sport exclusivement féminin, nul ne put fondre ce jeune glaçon. Et c’est chastement qu’à la barricade, elle reçut dans ses bras Frankel blessé. Car elle était aux barricades, où sa bravoure fut charmante. Notons la toilette : grand costume de velours noir25. » On ne sait si Anna prend physiquement part à la lutte. Comme celle de son amie André Léo, sa trace se perd. Cette dernière, connue et d’autant plus vulnérable sera cachée par une amie jusqu’en juillet. Dans la presse, un entrefilet fait pourtant état de son arrestation, conjointe à celle d’Anna : « On annonce l’arrestation de Mmes André Léo et Jaclard, qui se sont si bien occupées des droits de la femme pendant la Commune. Elles sont prévenues d’excitation à la guerre civile, et de complicité de pillage et d’incendie26. » Depuis Versailles, un diplomate russe corrobore — cette « mégère » dit-il, de même que Victor, attend en cellule son procès27 et de pareils allégations circulent à propos d’Élisabeth Dmitrieff. Pourtant, ni cette dernière, ni Anna, ni André Léo, ne seront arrêtées et toutes parviennent à fuir vers la Suisse. Victor, lui, n’a pas cette chance. [Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1918] La presse fait état d’une tentative de pendaison au premier jour de son enfermement dans la prison des Chantiers, à Versailles. L’intéressé n’infirmera ni ne confirmera. Deux décennies après les faits, il dira son amertume : « La Commune enfermée dans Paris, était enterrée avant d’être morte28. » Pourtant, après avoir combattu jusqu’aux dernières heures, Victor parvient à trouver où se cacher. Mais comme tant d’autres, une dénonciation le perd. L’intervention de la famille de sa compagne, par l’entremise de Sofia et Vladimir Kovalevski puis du père, rendu⋅es ensemble à Paris pour cela, le sauvera — le mariage, en ce cas, lui a peut-être bel et bien servi. Il arrive à Genève en octobre, où Anna l’y attend depuis plusieurs mois. « Il s’agit d’apaiser les foules, de mettre ordre et mesure dans une société où la révolte, de nouveau, se fait craindre. » Des communardes, on a dit l’oubli qui les concerne après la répression. Pourtant, « jamais une menace politique n’a autant été présentée sous la forme d’une menace sexuelle que dans les écrits portant sur la Commune de 187129 ». Plus de mille femmes sont inquiétées par la justice. Les peines sont variables et l’on s’arrête peu sur le caractère politique de leur engagement — certaines seraient même inculpées pour la seule raison d’être des femmes30. Si Anna est condamnée par contumace aux travaux forcés en décembre 1871, c’est pour un motif de droit commun. Mais tandis qu’à Paris on donne la chasse à celles que la postérité réactionnaire appellera « les pétroleuses », Anna parcourt la Suisse avec Victor avant de regagner la Russie. Ce dernier y termine ses études de médecine à Saint-Pétersbourg et assure la correspondance russe avec des journaux politiques français. Pour sa part, Anna se consacre au journalisme dans sa langue maternelle. * Paris. Un lundi. Ce 21 juin 1880, celui qui a proclamé voici dix années la IIIe République sur le parvis de l’Hôtel-de-Ville de Paris est à la tribune, devant un parterre d’élus. Léon Gambetta est alors président de la Chambre des députés. Son discours marque les présents au point qu’il sera affiché dans toutes les communes de France. Son propos ? Réclamer, une nouvelle fois, l’amnistie pour les communards et communardes. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la République ne souhaite pardonner le massacre qui a marqué ses premiers mois, non : il s’agit d’apaiser les foules, de mettre ordre et mesure dans une société où la révolte, de nouveau, se fait craindre. Quelques jours plus tard, une loi permet le retour de milliers d’exilé⋅es. Selon l’historienne Laure Godineau, ce fut une manière de « condamner fermement 1871 tout en prétendant l’oublier » — ainsi Gambetta clame-t-il dans son discours la nécessité de « jeter le voile sur les crimes, les défaillances, les lâchetés et les excès communs » pour que « l’oubli, le pardon, le silence [se fassent] sur la guerre civile31 ». Certain⋅es, à l’instar du géographe libertaire Élisée Reclus, réfugié en Suisse comme tant d’autres, refusent de rentrer dans un pays où le régime est plus opportuniste que social. Anna et Victor Jaclard, eux, profitent de l’amnistie et reviennent à Paris. Victor a alors quarante ans et ne cessera de s’investir dans la vie politique de la cité jusqu’à sa mort, en 1901 ; Anna compte quatre années de moins mais précèdera son conjoint d’une décennie dans la tombe. Un jour d’octobre 1887, celle-ci sera baignée d’une pluie fine et d’un silence chargé d’amitié. [lire le cinquième volet] Illustrations de bannière : Marc Chagall Louise Michel, À travers la mort. Mémoires inédits 1886–1890, La Découverte 2015.↑ Sur cette épisode, voir Chagall, Lissitzky, Malévitch — L’avant-Garde Russe à Vitebsk, 1918–1922, Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, 2018.↑ Unité administrative et territoriale russe, dirigée par un gouverneur regroupant les pouvoirs civils et militaires.↑ Woodford McClellan, Revolutionary exiles : the Russians in the First International and the Paris Commune, Frank Cass, 1979.↑ « Jaclard Anna » dans La Commune de Paris 1871, éditions de l’Atelier, 2021.↑ Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, Seuil, 2017.↑ Citée dans Édith Thomas, Les « Pétroleuses » (1964), L’Armourier, 2019. Traduction de l’autrice.↑ Ruth A. Dudgeon, « The Forgotten Minority : Women Students in Imperial Russia, 1872–1917 », Russian History, vol. 9, n° 1, 1982.↑ Cité dans Jean-Jacques Marie, op. cit. Traduction de l’auteur.↑ Cité dans Woodford McClellan, op. cit. Nous traduisons.↑ Ibid.↑↑↑↑ Sur Sofia Kavalevskaya, voir Michèle Audin, Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya, Calvage & Mounet, 2008.↑ Anne Hibner Koblitz, Science, Women and Revolution in Russia, Harwood Academic, 2000.↑ Édith Thomas, op. cit.↑ Du nom d’Auguste Blanqui.↑ Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, La Fabrique, 2015.↑ Édith Thomas, op. cit.↑ Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante, Libertalia, 2017 ; Alix Payen, C’est la nuit surtout que les combats sont furieux, Libertalia, 2020.↑ Une succession de déconvenues militaires et la confirmation qu’une négociation d’armistice se tient entre Thiers et Bismarck indignent les parisiens et parisiennes assiégé⋅es. Le 31 octobre, des journaux appellent à la proclamation de la Commune ; une occupation de l’Hôtel-de-Ville tourne à l’émeute ; la Préfecture de police est occupée. Toutefois, le soulèvement ne gagne pas l’ensemble de la capitale et s’apaise dans la nuit. Alors que le contraire leur a été promis, les principaux meneurs seront arrêtés.↑ Cité dans Robert W. Schulkind, « Le rôle des femmes dans la Commune de 1871 », 1848. Revue des révolutions contemporaines, vol. 185, 1950.↑ Cité dans Édith Thomas, op. cit.↑ Quentin Deluermoz, « Des communardes sur les barricades », dans Coline Cardi et Geneviève Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, La Découverte, 2012.↑ Alain Delotel, « La barricade des femmes », dans Alain Corbin et Jean-Marie Mayer (dir.), La Barricade, Éditions de la Sorbonne, 1997.↑ Louise Michel, La Commune (1898), La Découverte, 2015.↑ « Enquête sur la Commune », La Revue blanche, tome XII, 1897.↑ Dans la rubrique « Arrestations et exécutions », La Petite presse, 5e année, n° 1856, 10 juin 1871.↑ Cité dans Woodford McClellan, op. cit.↑ « Enquête sur la Commune », op. cit.↑ Gay L. Gullickson, « La Pétroleuse : Representing Revolution », Feminist Studies, vol. 17, n° 2, 1991.↑ Kathleen B.Jones et Françoise Vergès, « Women of the Paris Commune », Women’s Studies International Forum, vol. 14, n° 5, 1991.↑ Laure Godineau, « L’amnistie des communards : autour du discours de Léon Gambetta, 21 juin 1880 », Nineteenth-Century French Studies, vol. 49, n° 3–4, 2021. Le discours de Gambetta est reproduit en annexe.↑ REBONDS ☰ Lire notre entretien avec Kristin Ross : « Le passé est imprévisible », novembre 2020 ☰ Lire notre entretien « Michèle Audin raconte Eugène Varlin », avril 2019 ☰ Lire notre article « Zola contre la Commune », Émile Carme, mars 2019 ☰ Lire notre article « Élisée Reclus, vivre entre égaux », Roméo Bondon, septembre 2017 ☰ Lire « La Commune ou la caste — par Gustave Lefrançais », juin 2017 ☰ Lire notre abécédaire de Louise Michel, mars 2017 &&&&&&&&&&&&&&&&&&&& https://www.revue-ballast.fr/gaston-da-costa-se-defier-des-endormeurs/ Gaston Da Costa : se défier des endormeurs 23 mars 2021 La Commune détient 74 otages. Elle propose au gouvernement de les lui restituer en échange du seul Auguste Blanqui, alors incarcéré. C’est que l’homme a déjà tout du « mythe » : bientôt trois décennies derrière les barreaux et une opposition inlassable aux pouvoirs en place. Adolphe Thiers refuse — libérer Blanqui, c’est risquer de décupler les forces de l’insurrection. Gaston Da Costa, 20 ans, compte parmi les disciples de ce stratège de l’avant-garde révolutionnaire. Condamné aux travaux forcés à perpétuité après l’écrasement de la Commune de Paris, Da Costa, substitut du procureur durant les événements, reviendra, 30 ans après, sur ces semaines de « drame » avec son livre La Commune vécue. Portrait de l’auteur et fresque d’un courant atypique du socialisme français, le blanquisme, désavoué, depuis, par la plupart des courants marxistes et libertaires. ☰ Par Tristan Bonnier [lire le quatrième volet de notre semaine « La Commune a 150 ans »] À la veille de l’insurrection du 18 mars 1871, la communarde Victorine Brocher décrit les rues d’Orléans, arpentées par des bataillons de Prussiens, battant les pavés de leurs sabres. Partout des sentinelles et des patrouilles. Le couvre-feu, qui impose la fermeture des cafés et magasins à 17 heures, donne à la ville une physionomie « étrange1 ». À Paris, la colère gronde depuis plusieurs mois contre les « capitulards », ces notables qui ont accepté la défaite face à l’ennemi prussien ; le peuple se sent trahi. Soudain, les maisons se hérissent de drapeaux rouges ou tricolores ; 20 000 gardes nationaux s’agitent dans les rues et placardent les murs. On prépare la « Fête révolutionnaire2 ». La Commune, après cinq mois de siège, de famine et de honte, c’est le moment de joie. Mais ce qui a commencé par une manifestation va s’achever par un massacre. « La Commune, après cinq mois de siège, de famine et de honte, c’est le moment de joie. » Après la guerre extérieure vient la guerre civile en plein Paris, suivie d’émeutes à Lyon, à Toulouse, et ailleurs — le bruit des canons qui tonnent sur les collines de la capitale, le 18 mars, retentit à la Guillotière, au Capitole ; la province se soulève et la France fait parler d’elle dans le monde entier3. C’est la fameuse « Année terrible » : le roi de Prusse, mitraillant la France, vise la couronne impériale et l’obtient à Versailles ; à son tour, Adolphe Thiers, fusillant Paris, vise la présidence et l’obtient au même endroit — de janvier à août 1871, voilà deux appétits satisfaits, au milieu des dégâts matériels de la guerre franco-prussienne. Entretemps, la Commune de Paris bat son plein : en mars, c’est sa proclamation, à coup de brochures, place de l’Hôtel de Ville ; en mai, c’est l’effusion de sang, à coups de baïonnettes, dans le cimetière du Père-Lachaise. On connaît le bilan : environ 20 000 fusillés4, presque autant de mises en procès ; des exécutions pour quelques condamnés ; pour les autres, par milliers : la prison, la déportation, les travaux forcés. Itinéraire d’un bagnard Parmi les 270 condamnés à mort de 1872, on trouve un dénommé Gaston Da Costa. Le 3e conseil de guerre lui impute l’incendie du Palais de justice. Son nom apparaît dans une biographie satirique, Le Pilori des Communeux, composée par le plumitif antisocialiste Henry Morel : « Ses amis l’appellent communément Coco. N’étant pas nous-mêmes de ses intimes, nous ignorons l’étymologie de ce surnom, mais nous supposons qu’il fut donné à Da Costa parce que celui-ci était l’alter ego et l’imitateur de Raoul. — Coco, jacquot, perroquet. Da Costa a longtemps promené au quartier Latin ses longs cheveux blonds et ses petites lunettes, qu’il ne quittait jamais, comme s’il eût craint que l’on ne lût dans ses yeux ce qui bouillonnait dans son cerveau ambitieux. Quand il était étudiant, Da Costa, alors âgé de vingt-trois ans à peine, prononça, au congrès de Liège, un discours tendant à démontrer que Dieu n’existait pas, qu’il n’avait jamais existé et qu’il n’existerait jamais. Le catéchisme renversé, quoi ! Cette petite plaisanterie fit renvoyer Coco de l’École de droit par M. Duruy, ministre de l’instruction publique. Mais Da Costa avait organisé, en vue de son expulsion, une émeute en règle qui ne manqua pas d’éclater en effet et que l’on dut réprimer par la force5. » Da Costa à l’école de droit, déclenchant une émeute — voilà un destin tout tracé. [Umberto Boccioni] De ce bachelier, de cet insurgé, on sait que c’est le fils d’un quarante-huitard ; qu’il est né à Paris en 1850, ce qui lui donne tout juste 20 ans en mars 1871 ; on sait qu’il logeait rue Thénard, chez son ami et futur procureur de la Commune Raoul Rigault, et qu’il écrivait dans des revues socialistes. Pendant l’insurrection, il soutient le groupe des blanquistes, ces professionnels de l’émeute et de la conspiration qui reprennent les mots d’ordre du grand révolutionnaire Auguste Blanqui, alors en prison6. Son parcours biographique peut être retracé en quelques dates : en 1867, il fait quinze jours de prison après avoir manifesté, place de l’Hôtel de Ville, au passage de l’Empereur Napoléon III ; en 1870, il s’engage comme officier dans le 118e bataillon de la Garde nationale ; condamné à mort en juin 1872, il voit sa peine commuée six mois après en travaux forcés à perpétuité, qu’il va passer au bagne de Nouvelle-Calédonie ; après l’amnistie de 1881, il gagnera sa vie comme répétiteur, écrivant des manuels de pédagogie et collaborant à la revue blanquiste Ni Dieu ni Maître. « Certains faits divers sont devenus sous la plume des écrivains bourgeois et aristocrates de l’époque des récits sensationnels, des délires carnavalesques sortis de leur contexte insurrectionnel. » Comme des milliers de condamnés, il a connu le bagne de Toulon et la Nouvelle-Calédonie. Là-bas, il y avait ceux de l’île des Pins, assignés à résidence, et ceux de l’île de Nou, condamnés aux travaux forcés — Da Costa appartient aux seconds. Pendant son voyage de trois mois à bord du « Rhin », 60 communards comme lui sont mêlés à 420 criminels de droit commun. Il faut supporter la déportation en train et en bateau, les repas au pain et à l’eau, les nuits dans les cases et les demi-journées de travaux forcés — terrasses, routes, mines, etc. —, mais aussi l’angoisse de la guillotine, les lettres d’adieu à sa mère, les maladies et les punitions — le martinet à lanières de cuir, qui fait gicler le sang après le troisième coup. Le voyage donne le scorbut, la cellule entretient la phtisie ; sur place, au pénitencier, on risque d’être dénoncés par les codétenus si la rumeur court qu’on cache de l’argent ou des provisions ; il arrive aussi qu’on soit inspecté par le garde-chiourme, c’est-à-dire déshabillé et bastonné par un officier de la marine. Voilà ce qui se passe pendant la décennie où Paris, vidée de sa population ouvrière, se réarme et, si l’on peut dire, se réembourgeoise. C’est pendant ses années de détention que Da Costa commence de rédiger sa Commune vécue ; elle ne paraîtra qu’en 1903. Le premier tome s’ouvre sur « Le drame de la rue des Rosiers » et le dernier se clôt sur « La Semaine sanglante ». Du 18 mars au 28 mai, les épisodes défilent un à un, dans l’ordre chronologique. Abstraction faite des chapitres sur le bagne et la « Confession » finale, l’auteur ne donne que des impressions rapides de sa propre vie. Il se moque d’ailleurs des autres communards qui, en publiant leurs Mémoires, se sont donnés en spectacle, cherchant avant tout à « intéresser le lecteur à leur seule personnalité7 ». Son objectif consiste plutôt à rétablir la vérité des faits dont il a été témoin et qui ont fait l’objet, dans les décennies qui ont suivi, de déformations honteuses. Car certains faits divers sont devenus sous la plume des écrivains bourgeois et aristocrates de l’époque des récits sensationnels, des délires carnavalesques sortis de leur contexte insurrectionnel. Ainsi de l’arrestation du général Chanzy par des insurgés du 13e arrondissement, ou de l’attaque de la maison de Thiers — ces actes ayant servi de prétexte pour assimiler les communards à des sauvages. [Umberto Boccioni] Les mensonges de Maxime Du Camp Da Costa revient d’abord sur quelques légendes et procédés typiques de la réaction, dont les écrivains ont complaisamment usé, et notamment Maxime Du Camp, l’ami de Flaubert et l’auteur des Convulsions de Paris. Cet ouvrage en quatre volumes est le plus violent réquisitoire écrit contre la Commune. Dès 1872, ironise Da Costa, on battait déjà des records littéraires : beaucoup de « sycophantes » ont souillé la mémoire des communards à force d’opuscules et d’articles à charge, semblables à des vautours planant au-dessus du charnier des vaincus. L’auteur de La Commune vécue relève les invraisemblances et les injures que Du Camp, le plus tenace de ces charognards, assène dans ses écrits. Ce « mouchard de lettres », comme le rebaptise Da Costa, n’hésite pas à réhabiliter un agent secret de la police impériale, à inventer une cour martiale permanente à la mairie du XIe arrondissement, à grossir le nombre des victimes versaillaises, à faire passer les fédérés pour des insensés. Selon Du Camp, Flaubert avait raison : ce qui domine dans la Commune, « c’est la bêtise, au sens originel du mot8 » — le communard, c’est la bête humaine. L’écrivain prend, à l’opposé, la défense du gouvernement de Versailles et fait l’apologie de Thiers, symbole de la civilisation qui se défend contre une attaque à main armée, ou encore de la Banque de France et de l’Église de Rome, autres victimes de la révolte. La fusillade à la Grande-Roquette, l’incendie du palais des Tuileries — tel est à ses yeux le dernier mot de la Commune. Le reste n’est que pillage de tonneaux d’eau-de-vie chez les cavistes et de bonbonnes d’éther chez les pharmaciens. « Voilà donc ce que sont les communards aux yeux des écrivains réactionnaires : des "aliénés", des cas psychiatriques. » Le récit de Du Camp ressemble à une collection de faits, tous présentés comme des actes arbitraires, odieux, barbares, du moment qu’ils sont commis par les fédérés. Les prétendus « crimes » de Versailles, ajoute-t-il, sont de la légitime défense. Pour Da Costa, une telle effronterie ne pouvait pas rester sans réponse : « Tels furent constamment les procédés de ce calomniateur d’élite qui, pendant notre exil, empoisonnait l’opinion publique. La plume vengeresse me tombe des mains quand, au moment de réfuter toutes ces ignominies, je lis dans la préface des Convulsions de Paris : “Je n’ai rien avancé qui ne fût démontré, par pièces authentiques (!) Malgré l’indignation qui m’a souvent débordé, j’ai été impartial ; la plus simple loyauté m’en imposait le devoir”. Quand la délation s’accompagne de pareille hypocrisie, on a vraiment honte d’être contraint de la réfuter à la barre du tribunal de l’Histoire9. » Da Costa, en somme, fait œuvre d’historien. Il se veut réellement impartial dans sa méthode : malgré les redites et les saillies, ses souvenirs personnels se fondent dans une masse de documents et témoignages. À l’opposé, que trouve-t-on dans Les Convulsions de Paris ? Des clichés sur la ville et ses habitants : la Garde nationale dépeinte comme une population d’ivrognes et de fainéants, s’armant d’un chassepot pour toucher les indemnités, fréquentant les cabarets pour s’adonner à la parlotte comme dans les clubs ; des francs-tireurs démoralisés, au lendemain de la défaite, errant dans les rues de Paris, le long de l’avenue d’Italie, les mains dans les poches, le fusil en bandoulière. Des jugements de valeur foisonnent à chaque page, qu’on pourrait relever au hasard. Les Communards ? Des « fabricants de conspiration permanente », des « orateurs de cabaret », des « politiciens de carrefour », des « illettrés », des « envieux alcoolisés ». Le peuple du 18 mars ? Une « bande d’énergumènes », « 6 000 personnes, femmes, enfants, ouvriers, gardes fédérés, hurlant, gesticulant ». La Commune ? Des « transes perpétuelles », 3 600 incarcérations10. De chapitre en chapitre, de tome en tome, Du Camp peint de sombres bacchanales : lors d’un tir d’obus, écrit-il, deux individus, pour donner le signal, se mettent à danser ; aussitôt, « toute la bande entre en branle » ; on voit des hommes et des femmes aux vêtements débraillés, à la poitrine presque nue, hurlant : « à boire ! » C’est le début des incendies : « cette troupe d’aliénés » chante, vocifère, multiplie les gestes obscènes, à la lueur des maisons qui brûlent11. Voilà donc ce que sont les communards aux yeux des écrivains réactionnaires : des « aliénés », des cas psychiatriques. [Umberto Boccioni] L’agitation dans le quartier latin Dans cette danse macabre de la Commune, le groupe des blanquistes auquel appartient Da Costa se voit affublé des traits psychopathologiques les plus graves12, tandis que les modérés font figure d’« aliéné[s] tranquille[s] » et de « maniaque[s] » inoffensifs. Écrire l’histoire de 1871, pour les écrivains réactionnaires de l’époque, c’est descendre dans un bourbier grouillant d’êtres à demi hallucinés, pour y trouver des jeunes à la tête farcie d’utopies, dévorant des traités d’économie sans les comprendre, admirant des œuvres romantiques sans les juger, des livres d’histoire ou des romans invraisemblables — l’imagination sans l’instruction, voilà le délire assuré ! Ces polémistes et historiens croient fermement que derrière chaque révolutionnaire se trouve un philosophe pour lui souffler à l’oreille ses idées fausses. Les communards passent pour l’incarnation des théories de Proudhon, et leurs atteintes à la propriété privée réveillent chez leurs ennemis des visions d’horreur. « Les communards passent pour l’incarnation des théories de Proudhon, et leurs atteintes à la propriété privée réveillent chez leurs ennemis des visions d’horreur. » Chez les contemporains, déjà, et dans la grande presse de l’époque, on appelle au coup de force, on prie la préfecture de police de nous débarrasser de cette bande de scélérats. Au témoignage de la poétesse Malvina Blanchecotte, la seule évocation de « Paris » épouvantait tout le monde. La ville était en quarantaine : « C’était un grand malade, pris de fièvre ; il fallait éviter la contagion13 ». Pourquoi une telle crainte ? 1789, 1830, 1848 avaient pourtant habitué la France au renversement de la royauté. Mais 1871 a surpris tout le monde. La bataille de Sedan avait certes écœuré l’opinion publique, qui ne voulait plus ni de l’Empire ni de la monarchie, mais elle ne s’attendait pas à un tel cri de guerre contre l’État, l’armée, le clergé, la finance. Les bourgeois de Paris n’avaient qu’une explication plausible : les quarante-huitards s’étaient endormis, depuis leur exil, à l’ombre du mancenillier révolutionnaire… et venaient de se réveiller, au lendemain de la guerre, empoisonnés pour toujours par la doctrine fédéraliste. C’est que les communards étaient en porte-à-faux sur deux générations. D’un côté, ceux qui avaient connu la révolution de 1848 (sexagénaires en 1871) ; de l’autre, ceux qui, étant nés sous la monarchie de Juillet, avaient alors la trentaine. La différence de sensibilité est grande. Contrairement à la précédente, la nouvelle génération à laquelle appartient Da Costa a lu et apprécié les auteurs matérialistes du XIXe siècle : les Feuerbach, les Büchner, les athées d’outre-Rhin ; mais aussi, outre-Manche, le grand Darwin, traduit en français par la féministe Clémence Royer. Durant les années qui précèdent la Commune, les futurs Gavroches de 1871, étudiants de droit et de médecine, se cachent dans l’arrière-salle des cafés parisiens, discutant des articles de la revue Candide, fondée par Blanqui. C’est l’ébullition intellectuelle. [Umberto Boccioni] Puis vient le Congrès de Liège. Les 29, 30 et 31 octobre 1865, les plus farouches opposants au régime impérial, des disciples de Marx, de Proudhon et de Blanqui, se rejoignent en Belgique, espérant sceller l’alliance entre étudiants et ouvriers. Da Costa est l’un d’eux, et le plus jeune de cette nouvelle intelligentsia socialiste et révolutionnaire, qui allait s’engager dans la Commune de 1871. Hugo et Littré déclinent l’invitation ; les cadets se passeront donc de leurs aînés. Pendant ces trois journées, on vit des défilés, on écouta des professions de foi. Les jeunes déclamaient contre le césarisme, contre l’obscurantisme, contre le capitalisme. La propagande souterraine se montrait au grand jour. Blanqui, que ses disciples appelaient « le Vieux », cet héroïque conspirateur de 1830 et de 1848, finissant de purger sa peine de prison, allait susciter des énergies nouvelles dans le Quartier latin. Bientôt, la libre pensée allait gagner les faubourgs. Et le Sénat s’affola : le ministre Duruy prit des mesures disciplinaires à l’encontre des trouble-fête — c’est là que Da Costa fut renvoyé de l’École de droit. Les blanquistes devant 1793 « L’hébertisme est la lutte acharnée contre le vieux monde ; c’est la soif enfiévrée de justice de celui qui se dresse en face du despotisme et crie : "l’égalité ou la mort !" » Mais Da Costa et les étudiants de 1865 se sont surtout fait remarquer pour la radicalité de leurs idées politiques. Dévorant les livres des historiens de la Révolution française, ils réhabilitent les noms de Hébert et de Chaumette, jusque-là recouverts par un amas d’injures. Jacques Hébert, à lui seul, incarne dans les histoires de la Révolution française du XIXe siècle l’idée de radicalisation : membre du Club des cordeliers de 1791 (an II), il est accusé par le camp de Robespierre d’avilir la Convention, d’exciter la haine entre campagnards et citadins, de porter atteinte au droit de propriété. Dans son journal, Le Père Duchesne, ce jeune révolutionnaire tourne en dérision la scélératesse des prêtres, les tartufferies de la cour de Versailles, ainsi que Louis XVI et Marie-Antoinette. Hébert est connu pour le langage de charretier dont il use volontiers ; ses phrases sont ponctuées de « foutre ! », comme dans cette déclaration, qu’il écrit en octobre 1793, se plaignant que les traîtres n’aient pas peur de la guillotine : « Je ne suis pas sanguinaire, foutre, mais je voudrais qu’on rétablît les gibets et la question pour des monstres, qui, de sang froid, ont fait égorger des milliers d’hommes14. » Les blanquistes de 1865 perçoivent chez Hébert des choses qui font écho à leur temps : Hébert déplore que la France ait si peur de faire tomber sur l’échafaud une tête couronnée, à cause du précédent anglais de 1649 ; de même, au temps de Blanqui, la France a peur de prendre les armes, à cause de 1793. Là où les Jacobins adoptaient une posture démagogique — « la poule au pot pour tout le monde ! » —, les Hébertistes rétorquaient : « Défiez-vous des endormeurs et soyez toujours l’avant-garde courageuse ! » Les blanquistes avaient choisi leur ligne d’action. C’est donc une bataille historiographique qui précède, sur le plan des idées, la Commune de 1871 : quels sont les éléments réellement socialistes dans la Révolution française, quels sont les vrais efforts pour affranchir les peuples ? Dans la pensée blanquiste telle qu’exposée par l’un de ses partisans, Gustave Tridon, l’hébertisme est la lutte acharnée contre le vieux monde, dont le symbole est Torquemada, l’inquisiteur sadique ; c’est la soif enfiévrée de justice de celui qui se dresse en face du despotisme et crie : « l’égalité ou la mort ! » : « La terreur catholique et royale était un principe, la terreur révolutionnaire fut une nécessité. L’une procède de la négation de la justice, l’autre de sa revendication. La première torture, la seconde supprime15. » Les vrais révolutionnaires sont violents parce qu’ils ont vu de près l’Inquisiteur. Ainsi, la réhabilitation de Hébert est une réponse sarcastique à l’« hébertophobie » des socialistes de 1848, qui rechignaient à l’action violente. On peut d’ailleurs suivre la marche de l’esprit public aux jugements des historiens sur la Constituante et la Commune de 1793 : Thiers, dans les 10 tomes de son Histoire de 1827, admire Mirabeau, mais ne va pas au-delà ; Lamartine, en 1847, va jusqu’aux Girondins ; Louis Blanc, dans les 12 volumes de son Histoire de 1862, consacre Robespierre… Après lui, il faut tirer l’échelle ! L’hébertisme est donc le fruit d’une surenchère idéologique. C’est aussi le résultat d’un profond sentiment d’insatisfaction : depuis un demi-siècle, la Révolution est devenue, dans le discours des hommes de lettres, une sorte de théâtre à phrases, avec ses déclamations oratoires et ses épisodes tragiques — les conventionnels sont surfaits ! Qu’on cesse donc de chanter la Fédération et le Jeu de Paume, les pseudos principes de 89, et qu’on descende à la Commune du 10 août, qu’on aborde 93 ! — voilà ce que les blanquistes réclament. [Umberto Boccioni] Dans les milieux cléricaux, on peut prendre la mesure des réactions outrées, en lisant par exemple Monseigneur Dupanloup. Au lendemain de la Commune, cet évêque d’Orléans lance un cri d’effroi en citant une brochure des étudiants du congrès de Liège, lui remettant en mémoire quelque mauvais pressentiment : « Ce congrès […] se termina par ces cris : “Guerre à Dieu ! Le progrès est là. — La révolution c’est le triomphe de l’homme sur Dieu ! — Il faut crever la voûte du ciel comme un plafond de papier ! — Il y a une puissance qui a l’avenir, c’est l’humanité !” Ceci, c’était du positivisme. Le socialisme répondait : “Haine à la bourgeoisie ! haine au capital ! Si cent mille têtes font obstacle, qu’elles tombent !” Lorsque je signalai cette explosion de matérialisme et de socialisme, comme une chose grave, un journal lettré me répondit : “Tout cela est sans conséquence. Ce sont des enfants ! C’est une effervescence que l’âge calmera”. Je répondis à mon tour : “Dans dix ans, ces enfants peut-être seront les maîtres de la France. Vous avez là les Hébert, les Chaumette des révolutions à venir”. Dix ans ! Je demandais trop16. » Quatre ans plus tard, en effet, les blanquistes allaient exécuter des prêtres — ainsi qu’un journaliste proudhonien, Gustave Chaudey, victime de sinistres représailles —, entachant à jamais la mémoire des communards. C’est cet épisode que Da Costa a placé au cœur de sa Commune vécue. La tragédie des otages « Le 23 mai 1871, sur ordre de Rigault, on exécute Georges Darboy, l’archevêque de Paris, et cinq autres otages. La Commune perd sa crédibilité. » Entre les mois d’avril et mai, la Commune change d’allure. Début avril, c’est la démocratie participative : on vote les mandats révocables, les salaires plafonnés, la rémunération des femmes, la laïcisation de l’assistance publique, de l’école et des hôpitaux, les moratoires sur les loyers, les échéances, les dépôts d’objet ; on lutte contre le chômage, la bureaucratie, le patronat, le clergé et la censure. En l’espace d’un seul mois, on crée des commissions, des chambres ouvrières, des syndicats ; on signe des pétitions ; on décrète la séparation de l’Église et de l’État. Les artistes, autour de Courbet et Vallès, s’affranchissent de la tutelle des marchands d’art ; les femmes, autour de Dmitrieff et Lemel, s’unissent pour le soin des blessés. Mais la tension devient extrême à cause des bombardements ; les désaccords se creusent entre les délégués, les décisions perdent leur efficacité. Début mai, c’est le Comité de salut public, les barricades, les représailles. En trois semaines, la capitale est prise par les portes de Saint-Cloud et de Versailles, d’Asnières et de Vanves ; les troupes versaillaises gagnent le Champ-de-Mars, la place de l’Étoile, la gare Saint-Lazare, fusillant les fédérés sur leur chemin. Les boulevards de Paris sont jonchés de cadavres. Cette période, dans la tête de ses opposants, c’est aussi la « chasse à la soutane ». Des pillages à Notre-Dame-de-Lorette, des vitres cassées à Saint-Sulpice — partout des victimes de la cruauté du peuple !, s’écrie-t-on. Mais pour Da Costa, les historiens cléricaux ont, là encore, noirci le tableau. Les blanquistes ont bel et bien orchestré des perquisitions : on a arrêté quelques ignorantins, parmi ceux qui n’avaient pas fui leur presbytère ; on a fait saisir quelques ornements d’église, parmi ceux qui n’avaient pas été mis à l’abri17. Et puis, il y a eu la prise d’otage de Georges Darboy, l’archevêque de Paris. L’affaire a mal tourné : le 23 mai 1871, sur ordre de Rigault, on exécute Darboy et cinq autres otages. La Commune perd sa crédibilité. [Umberto Boccioni] Da Costa revient longuement sur cet épisode sinistre, dans lequel il a joué un petit rôle. Au moment où elle a lieu, deux mois plus tôt, l’arrestation de l’archevêque passe inaperçue. Da Costa, alors secrétaire du Comité de sûreté générale, participe à l’application du décret du 2 avril : la séparation de l’Église et de l’État. On supprime le budget des cultes et les biens de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, deviennent propriété nationale. Aussitôt, les rapports de police signalent une agitation dans Paris : on observe des allées et venues entre l’archevêché et les paroisses ; c’est le départ de dizaines de prêtres pour Versailles. S’ensuit une altercation entre un commissaire du Ve arrondissement et un père jésuite de la rue Lhomond, suscitant la colère de Rigault. C’est alors que Darboy est arrêté et conduit à la préfecture. Mais au laisser-faire des premiers temps succède la panique — face à l’horreur de la situation. L’assassinat de deux leaders de la Commune, Gustave Flourens et Émile-Victor Duval, et la mort de centaines d’autres fédérés, sabrés ou fusillés à Gennevillers, suscite l’exaspération générale. Les choses se précipitent : on entend soudain dans les faubourgs des cris de rage et de vengeance contre les ennemis de la Commune, retranchés à Versailles. « Blanqui était rendu a priori responsable de tous les actes révolutionnaires qui se déroulaient pourtant en dehors de son autorité. » Quand Da Costa décide de prendre la plume, des années plus tard, personne ne connaît vraiment les circonstances de ce qui, en cette époque fébrile, avait finalement conduit au meurtre de ces prêtres arrêtés, devenus otages. Des rumeurs circulent sur des caisses emportées dans des voitures par des curés déguisés en gardes nationaux ; la commission exécutive de la Commune veut y voir les indices d’un complot et décide d’interroger Darboy. Da Costa raconte cette scène d’à peine un quart d’heure, devenue légendaire. L’interrogatoire se déroule dans le cabinet de Rigault, en présence des blanquistes Jean-Baptiste Chardon, Théophile Ferré et lui. Darboy, en entrant dans la pièce, ouvre les bras et s’exclame : « Mes enfants !... » Et Rigault de l’interrompre sèchement : « Il n’y a pas d’enfants ici, mais des citoyens et des magistrats de la Commune18. » L’archevêque, après un silence, cherche tant bien que mal à se défendre des accusations qu’on lui porte — quelle part de responsabilité a‑t-il, en tant que prélat, dans les exécutions sommaires commise par Versailles les 2, 3 et 4 avril ? Rigault l’interrompt à nouveau : « C’est bon, voilà dix-huit siècles que vous nous la faites, celle-là ; elle ne prend plus. » Et Darboy est transféré à la prison de Mazas. Da Costa, le 6 avril, est chargé de lui rendre visite et d’obtenir de sa main une « protestation écrite » contre Versailles, et de convaincre Thiers de l’échanger contre Blanqui. L’attitude de l’archevêque, note Da Costa, est remarquable. Dans ces deux missives, il ne laisse entendre à aucun moment qu’il tient à sauver sa peau. La première lettre insiste sur la gravité des « actes barbares » et les « atroces excès » commis par les troupes versaillaises. La réponse de Thiers est laconique : « Les faits sur lesquels vous appelez mon attention sont ABSOLUMENT FAUX […]. Jamais l’armée n’a commis ni ne commettra les crimes odieux que lui imputent des hommes, ou volontairement calomniateurs, ou égarés par le mensonge au sein duquel on les fait vivre19. » Darboy envoie une seconde lettre, à laquelle Thiers ne prend pas la peine de répondre : il le prévient des risques de représailles, signalant combien la situation à Paris est délicate ; enfin, il en appelle à l’humanité du président, demandant la grâce de Blanqui — en vain. Blanqui était rendu a priori responsable de tous les actes révolutionnaires qui se déroulaient pourtant en dehors de son autorité. La Commune ne devait, à aucun prix, retrouver son chef… Ainsi, le 24 mai 1871, à 7 heures du soir, six otages sont conduits, en silence. Puis on ordonne la fusillade. C’est ce qui s’appelle, dans le langage des hommes d’action, frapper un grand coup — mais un coup de trop. [Umberto Boccioni] Confessions d’un révolutionnaire Da Costa n’a jamais renié la doctrine blanquiste, comme le prouve cette profession de foi : « La Force ! elle ne prime pas nécessairement le Droit, mais elle en est l’inéluctable auxiliaire20. » Pas de conquête sociale au nom de la seule raison, en somme. Le phénomène de l’évolution, qui change le droit en devoir, se subordonne nécessairement au phénomène de la révolution, qui affirme le droit par la force ; chaque chose vient en son temps. C’est pour cela que Da Costa choisit de réhabiliter Rigault et Ferré dans son entreprise historiographique. Malgré leur caractère fanatique, ces deux-là ont servi la cause révolutionnaire. Mais c’est toujours la victoire qui décide, en dernier lieu, si tel acte de protestation est un acte de désordre. Comme Hébert après la Révolution française, les blanquistes après la Commune sont ces hommes d’action qui ont abandonné leur postérité à la calomnie : « Il semble qu’elles aient été écrites pour les défendre, ces lignes superbement douloureuses que le souvenir de Saint-Just inspirait à Louis Blanc : “Le nom des vaincus, qui l’ignore ?, est exposé à la souillure de bien des mensonges, quand ce sont les vainqueurs qui règnent, qui ont la parole ou qui tiennent la plume. Malheur à qui succombe après avoir fait tout trembler ! […]”. La réaction triomphante et impitoyable nous a laissé de ces deux hommes, Ferré et Rigault, nombre de biographies fantaisistes et haineuses21. » L’épisode de la « tragédie des otages » constitue une illustration parfaite de cette manière édulcorée d’écrire l’Histoire : pour Da Costa, l’erreur de Rigault et Ferré, c’est avant tout d’avoir fait des martyrs dans le camp des Versaillais — c’est-à-dire des vainqueurs — et d’avoir endossé à leur tour la réputation de tortionnaires22. « Le blanquisme est mort avec l’aventure boulangiste, dans laquelle trop de gens — y compris Da Costa — se sont fourvoyés. » Certes, la Commune ne se réduit pas à son Comité de salut public, à ceux qui ont voté l’exécution des prêtres. Les disciples de Blanqui, dépeints comme des excentriques sortis des clubs révolutionnaires pour jeter bas tous les principes de la bourgeoisie, sont une minorité. En fait, l’assemblée révolutionnaire compte, parmi ses élus, bourgeois et prolétaires confondus, toutes les sensibilités de la gauche : modérés, radicaux, démocrates-socialistes, internationalistes — tous ces militants n’ont pas le même âge et ont une conception différente de l’action politique. Les aînés reprochent notamment à leurs cadets leur tendance aux récriminations violentes. De là des dissensions internes. De là, aussi, aux yeux de Da Costa, l’échec de la Commune. Le problème de l’insurrection de mars, selon lui, c’est qu’elle a voulu être parlementaire ; elle a pris des « allures de Constituante » pour faire contrepoids avec Versailles. Or, pour vaincre Thiers, il fallait plus qu’un « pouvoir pseudo-exécutif », plus que des « phraseurs de l’Internationale23 ». L’auteur de La Commune vécue se montre sévère pour ses anciens camarades de lutte : quels que soient leurs mérites, ils n’ont eu qu’un tempérament de bourgeois déclassés. C’est pourquoi l’ouvrage se clôt sur l’évocation des noms de Victor Hugo, de Louise Michel et d’Élisée Reclus. Il salue le poète qui, dans sa lettre ouverte du 26 mai, a offert le droit d’asile dans sa maison aux 1 500 réfugiés de Belgique ; honorant la bravoure de l’institutrice, il la défend contre les accusations qu’on lui impute d’avoir excité les passions de la foule et provoqué la mort des otages ; il dit enfin son admiration pour le grand géographe. Néanmoins, il se montre moins optimiste que ces trois-là ; il doute que la fin des privilèges de titre, de caste ou d’argent, soit compatible, un beau jour, avec la possibilité d’abolir les frontières. En cette fin de siècle, le socialisme n’est déjà plus qu’un parlementarisme. Le blanquisme est mort avec l’aventure boulangiste24, dans laquelle trop de gens — y compris Da Costa — se sont fourvoyés. Les derniers révolutionnaires se sont repliés dans l’anarchisme, désirant faire sauter la Chambre plutôt que d’y être élu. En fin de compte, les ex-bagnards se consolent d’une victoire platonique. La République du 18 mars a sombré ; les hommes et les femmes de 1871 n’ont laissé derrière eux que l’exemple de leur courage. Il reste encore à accomplir l’idée de la Révolution. [lire le sixième volet] Illustration de bannière : Umberto Boccioni Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante (1909), Paris, Libertalia, 2017, p. 161.↑ On a pu comparer les manifestations publiques des communards à une forme de communion politique — au sens d’un arrachement à la monotonie du quotidien. Cf. Henri Lefebvre, La Proclamation de la Commune. 26 mars 1871, Paris, La Fabrique, 2018.↑ Certains éditorialistes de New York ont parlé d’un « french Ku Klux Klan », craignant que les revendications communardes ne viennent discréditer, de l’autre côté de l’Atlantique, l’idée suprême de démocratie libérale. Cf. Q. Deluermoz, Commune(s) 1870–1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2020, p. 88.↑ La bataille des chiffres a longtemps fait rage. La mathématicienne Michèle Audin a mené en 2021 une étude approfondie aux éditions Libertalia : les « évaluations plus hautes, autour de 15 000 ou 20 000 morts, ne sont pas exagérées », assure-t-elle.↑ Henry Morel, Le Pilori des Communeux. Biographie des membres de la Commune (1871), p. 8–9.↑ Blanqui s’est illustré lors de l’insurrection de mai 1839 aux côtés de Barbès, à la suite de quoi il est emprisonné au Mont-Saint-Michel. On le retrouve lors de la révolution de février 1848 : il diffuse alors ses idées dans les conférences du fameux « club Blanqui », auxquelles assistent philosophes et poètes parisiens. Il disparaît de nouveau de la scène politique après le coup d’État de Napoléon III : le régime impérial le fait emprisonner à Sainte-Pélagie en 1861. C’est alors qu’il exerce une influence sur de jeunes étudiants, qui admirent la radicalité de son action politique et qui s’adonnent à des activités subversives (enterrements civils ou bagarres avec la police). Pendant 50 ans, Blanqui a finalement alterné entre l’affiliation à des sociétés secrètes et la condamnation à perpétuité.↑ Da Costa, La Commune vécue, IIII, VIII, IV, p. 282.↑ Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, III, II, VI, p. 159.↑ Da Costa, La Commune vécue, II, IV, VIII, p. 71–72.↑ Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, II, VII, I, p. 340.↑ Maxime Du Camp, Les Convulsions de Paris, III, I, IX, p. 87.↑ Dans un vocabulaire emprunté aux psychiatres du XIXe siècle, Du Camp taxe Rigault, Ferré, Ranvier et Urbain de « monomanie homicide », Pindy de « pyromanie », Eudes de « cleptomanie », Delescluze de « monomanie du pouvoir », Vallès de « monomanie des grandeurs », Léo Meillet de « monomanie raisonnante », Millière de « monomanie dénonciatrice », Félix Pyat de « lycanthropie féroce compliquée de lâcheté », Vermeersch de « scatologie furieuse » ou encore Babick de « théomanie » (M. Du Camp, Les Convulsions de Paris, II, VII, I, p. 340–341).↑ Malvina Blanchecotte, Tablettes d’une femme pendant la Commune (1872), p. 12–13.↑ Cité par M. Biard, « Des "bons avis" aux critiques assassines. La radicalisation d’Hébert mise en scène au fil des visites royales du Père Duchesne », Annales historiques de la Révolution française, n° 357, 2009, p. 47–66, note 3, p. 49.↑ Gustave Tridon, Les Hébertistes, plainte contre une calomnie de l’Histoire (1864), p. 9.↑ F. Dupanloup, L’élection de M. Littré à l’Académie française (1872), p. 13.↑ Il ne faut pas exagérer les perquisitions : les prêtres de Saint-Eugène et de Saint-Médard ont officié sans heurt jusqu’à la dernière semaine de mai, et ceux de Montrouge jusqu’à fin avril ; l’église de Saint-Joseph n’a été transformée en club révolutionnaire que le 13 mai ; le frère Calixte et les quelques Jésuites, arrêtés comme espions par les miliciens, ont été relâchés ; l’aumônier du château de Vincennes n’a pas été dérangé ; les couvents n’ont pas été menacé et dans les hospices, la persécution des religieuses se réduisait à l’appellation de « citoyennes » par les blessés fédérés.↑ Da Costa, La Commune vécue, I, IV, I, p. 394.↑ Cité par Da Costa, La Commune vécue, I, IV, II, p. 417.↑ Da Costa, La Commune vécue, III, VI, III, p. 32.↑ Da Costa, La Commune vécue, II, IV, XI, p. 121–122.↑ Ironie de l’histoire : c’est justement Rigault et Ferré qui avaient dissuadé Louise Michel d’aller au bout de son intention d’assassiner Adolphe Thiers. Cf. : « Pressentant l’œuvre de ce bourgeois au cœur de tigre, je pensais qu’en allant tuer M. Thiers, à l’Assemblée, la terreur qui en résulterait arrêterait la réaction. Combien je me suis reproché aux jours de la défaite d’avoir demandé conseil, nos deux vies eussent évité l’égorgement de Paris. Je confiai mon projet à Ferré qui me rappela combien la mort de Lecomte et Clément-Thomas avait en province et même à Paris servi de prétexte d’épouvante, presque même à un désaveu de la foule ; peut-être, dit-il, celle-là arrêterait le mouvement. Je ne le croyais pas et peu m’importait le désaveu si c’était utile à la Révolution, mais cependant il pouvait avoir raison. Rigault fut de son avis. — D’ailleurs, ajoutèrent-ils, vous ne parviendriez pas à Versailles. J’eus la faiblesse de croire qu’ils pouvaient être dans le vrai quant à ce monstre » (Louise Michel, La Commune (1898), Paris, La Découverte, 2015, p. 196–197).↑ Da Costa, La Commune vécue, III, VI, IV, p. 33.↑ Le boulangisme est un mouvement politique antiparlementaire réunissant des « patriotes » d’extrême droite comme d’extrême gauche, organisés autour du général Georges Boulanger, qui projetèrent un coup d’État sous le mandat du président Sadi Carnot.↑ REBONDS ☰ Lire notre entretien avec Kristin Ross : « Le passé est imprévisible », novembre 2020 ☰ Lire notre entretien « Michèle Audin raconte Eugène Varlin », avril 2019 ☰ Lire notre article « Zola contre la Commune », Émile Carme, mars 2019 ☰ Lire notre article « Élisée Reclus, vivre entre égaux », Roméo Bondon, septembre 2017 ☰ Lire « La Commune ou la caste — par Gustave Lefrançais », juin 2017 ☰ Lire notre abécédaire de Louise Michel, mars 2017 ☰ Lire notre article « Blanqui et Bensaïd : l’Histoire ouverte », Émile Carme, mai 2015 Publié le 23 mars 2021 dans Histoire, Lutter, Portraits par Tristan Bonnier &&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&&& https://www.revue-ballast.fr/louise-michel-colonise/ Louise Michel : tenir la lutte en pays colonisé 25 mars 2021 Plus de quatre mille communards et communardes sont envoyés en Nouvelle-Calédonie, colonie de l’État français depuis le milieu du XIXe siècle, afin d’y purger leur peine — au bagne. Les révolutionnaires y retrouvent les « déportés » de l’insurrection kabyle : un vaste soulèvement anticolonialiste qui éclata deux jours avant celui de la Commune de Paris. En 1878, les populations indigènes mélanésiennes — les « Canaques », écrit-on alors — se soulèvent à leur tour contre le sort qui leur est fait. La plupart des communards se rallient au pouvoir qui les a expédiés à l’autre bout du monde ; plusieurs prennent même les armes pour mater la révolte : au nom de « la protection des Blancs », argue un membre de l’Internationale. Louise Michel est l’une des rares à s’opposer à cette insupportable trahison de l’idéal socialiste ; mieux : elle prend fait et cause pour celles et ceux qui, comme elle, aspirent à la liberté. « Qu’on en finisse avec la supériorité qui ne se manifeste que par la destruction ! » Deux décennies plus tard, elle revient sur ces événements dans son livre La Commune : en voici un extrait. « Comment n’êtes-vous pas avec eux, vous, les victimes de la réaction, vous qui souffrez de l’oppression et de l’injustice ! Est-ce que ce ne sont point nos frères ? Eux aussi luttaient pour leur indépendance, pour leur vie, pour la liberté. Moi, je suis avec eux, comme j’étais avec le peuple de Paris, révolté, écrasé et vaincu1. » Louise Michel [Les Canaques] ne purent supporter les vexations qu’on leur faisait endurer et engagèrent une révolte qui comprenait plusieurs tribus. Les colons (ceux que protégeait l’administration, s’entend) avaient enlevé une femme canaque. Leurs bestiaux allaient pâturer jusque sur la porte des cases, on leur distribuait des terres ensemencées par les tribus — la plus brave de ces tribus, celle du grand chef Ataï, entraîna les autres. On envoya les femmes porter des patates, des taros, des ignames, dans les cavernes, la pierre de guerre fut déterrée et le soulèvement commença ; du côté des Canaques, avec des frondes, des sagaies, des casse-tête ; du côté des Blancs, avec des obusiers de montagne, des fusils, toutes les armes d’Europe. « Du côté des Canaques, avec des frondes, des sagaies, des casse-tête ; du côté des Blancs, avec des obusiers de montagne, des fusils, toutes les armes d’Europe. » Il y avait près d’Ataï un barde d’un blanc olivâtre, tout tordu, et qui chantait dans la bataille ; il était takata, c’est-à-dire médecin, sorcier, prêtre. Il est probable que les prétendus Albinos vus par Cook2 dans ces parages étaient quelques représentants d’une race à sa fin, peut-être Arias, égarés au cours d’un voyage, ou surpris par une révolution géologique et dont Andia était le dernier. Andia le takata, qui chantait près d’Ataï, fut tué dans le combat ; son corps était tordu comme les troncs de niaoulis, mais son cœur était fier. Circonstance étrange ! Une cornemuse avait été faite par Andia, d’après les traditions de ses ancêtres. Mais sauvage comme ceux avec qui il vivait, il l’avait faite de la peau d’un traître. Andia, ce barde à la tête énorme, à la taille de nain, aux yeux bleus pleins de lueurs, mourut pour la liberté de la main d’un traître. Ataï lui-même fut frappé par un traître. Suivant la loi canaque, un chef ne peut être frappé que par un chef ou par procuration. Nondo, chef vendu à l’administration, donna sa procuration à Segon en lui remettant l’arme qui devait tuer Ataï. [Carte postale coloniale, 1900] Entre les cases nègres et Amboa, Ataï avec quelques-uns des siens regagnait son campement quand se détachant de la colonne des Blancs, Segon indiqua le grand chef reconnaissable à la blancheur de neige de ses cheveux. Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre conquis sur les gendarmes, de la gauche un tomahawk, ses trois fils autour de lui et avec eux le barde Andia, qui se servait de la sagaie comme d’une lance, Ataï fit face à la colonne des Blancs. Il aperçut Segon. — Ah ! dit-il, te voilà. Le traître chancela sous le regard du vieux chef, mais voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit, Ataï alors lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche. Ses fils tombent : l’un mort, les autres blessés. Andia s’élance, criant : Tango ! tango ! Maudit ! maudit ! et tombe frappé à mort. « Ataï aujourd’hui est vengé ; le traître qui prit part à la révolte avec les Blancs, dépossédé, exilé, comprend son crime. » Alors à coups de hache comme on abat un chêne, Segon frappe Ataï. Le vieux chef porte la main à sa tête à demi-détachée, et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’il devient immobile. Le cri de mort fut alors poussé par les Canaques, allant comme un écho à travers les montagnes. À la mort de l’officier français Gally Passebosc3, les Canaques saluèrent leur ennemi de ce même cri de mort parce qu’avant tout, ils aiment les braves. La tête d’Ataï fut envoyée à Paris ; je ne sais ce que devint celle d’Andia. Que sur leur mémoire chante ce bardit4 d’Ataï. Le takata dans la forêt a cueilli l’adouéke, l’herbe de guerre, la branche des spectres. Les guerriers se partagent l’adouéke qui rend terrible et charme les blessures. Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères, ils attendent les braves amis ou ennemis ; les braves sont les bienvenus par-delà la vie. Que ceux qui veulent vivre s’en aillent. Voilà la guerre, le sang va couler comme l’eau ; il faut que l’adouéke aussi soit rouge de sang. Ataï aujourd’hui est vengé ; le traître qui prit part à la révolte avec les Blancs, dépossédé, exilé, comprend son crime. [Carte postale coloniale, 1887] Parmi les déportés les uns prenaient parti pour les Canaques, les autres contre. Pour ma part j’étais absolument pour eux. Il en résultait entre nous de telles discussions qu’un jour, à la baie de l’Ouest, tout le poste descendit pour se rendre compte de ce qui arrivait. Nous n’étions que deux criant comme trente. Les vivres nous étaient apportés dans la baie par les domestiques, des surveillants qui étaient Canaques ; ils étaient très doux, se drapaient de leur mieux dans de mauvaises guenilles et on aurait pu facilement les confondre pour la naïveté et la ruse avec des paysans d’Europe. Pendant l’insurrection canaque, par une nuit de tempête, j’entendis frapper à la porte de mon compartiment de la case. Qui est là ? demandai-je. — Taïau, répondit-on. Je reconnus la voix de nos Canaques apporteurs de vivres (taïau signifie ami). « Parmi les déportés les uns prenaient parti pour les Canaques, les autres contre. Pour ma part j’étais absolument pour eux. » C’étaient eux, en effet ; ils venaient me dire adieu avant de s’en aller à la nage par la tempête rejoindre les leurs, pour battre méchants Blancs, disaient-ils. Alors cette écharpe rouge de la Commune que j’avais conservée à travers mille difficultés, je la partageai en deux et la leur donnai en souvenir. L’insurrection canaque fut noyée dans le sang, les tribus rebelles décimées ; elles sont en train de s’éteindre, sans que la colonie en soit plus prospère. Un matin, dans les premiers temps de la déportation, nous vîmes arriver dans leurs grands burnous blancs, des Arabes déportés pour s’être, eux aussi, soulevés contre l’oppression. Ces Orientaux, emprisonnés loin de leurs tentes et de leurs troupeaux, étaient simples et bons et d’une grande justice ; aussi ne comprenaient-ils rien à la façon dont on avait agi envers eux. Illustration de bannière : Native Revolt at New Caledonia, par Julian Rossi Ashton, 1878 J. Baronnet, J. Chalou, Les Communards en Nouvelle-Calédonie. Histoire de la déportation, Mercure de France, 1987, p. 321.↑ Navigateur britannique (1728–1779). Il est le premier Européen à se rendre en Nouvelle-Calédonie.↑ Colonel et gouverneur en Cochinchine en 1861. Il est tué en 1878, lors de l’insurrection kanak.↑ Chant de guerre des anciens Germains.↑ REBONDS ☰ Lire notre article « Zola contre la Commune », Émile Carme, mars 2019 ☰ Lire notre traduction « Anarchisme et révolution noire — par Lorenzo Kom’boa Ervin », décembre 2017 ☰ Lire « La Commune ou la caste — par Gustave Lefrançais », juin 2017 ☰ Lire notre abécédaire de Louise Michel, mars 2017 ☰ Lire notre entretien avec Matthieu Renault : « C.L.R. James : révolution socialiste et anticolonialisme », décembre 2016 ☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014 Publié le 25 mars 2021 dans Antiracisme, Histoire, Memento par Ballast